L'effet Trump sur la pharma mondiale : Roche investit 50 milliards de dollars aux États-Unis – et l'Europe reste à quai
07 mai 2025
MédicamentEn avril 2025, le groupe suisse Roche a annoncé un investissement historique de 50 milliards de dollars aux États-Unis, sur cinq ans. Une décision spectaculaire, mais surtout révélatrice d’un basculement stratégique profond dans l’industrie pharmaceutique mondiale à la suite du retour de Donald Trump à la tête des USA.
Sous la pression d’une politique douanière agressive et d’une volonté croissante de souveraineté sanitaire, les grands laboratoires internationaux reconfigurent aujourd’hui leur empreinte industrielle, privilégiant des territoires perçus comme plus stables et stratégiquement alignés.
Depuis quelques mois en effet, plus de 200 milliards de dollars d’investissements ont été annoncés sur le sol américain. En toile de fond : un marché stratégique en profonde mutation et la perspective de mesures tarifaires massives portées par l’administration Trump, incitant les industriels à relocaliser massivement la production pharmaceutique.
Roche : un projet industriel hors norme
Le plan d'investissement de Roche est sans précédent dans l’histoire du groupe. Il comprend :
- L’expansion de cinq sites de production (Kentucky, Indiana, New Jersey, Oregon, Californie) ;
- La construction d’une usine de thérapie génique en Pennsylvanie ;
- Une unité de fabrication de dispositifs de surveillance du glucose dans l'Indiana ;
- Un centre de recherche en intelligence artificielle appliquée à la santé dans le Massachusetts.
Ce programme créera plus de 12 000 emplois, dont 6 500 durant la phase de construction.
À terme, Roche vise une inversion des flux commerciaux : exporter plus qu’elle n’importe depuis les États-Unis. Sa chaîne de valeur s’organise désormais autour d’un nouveau centre de gravité nord-américain, bien que le groupe ait également annoncé des investissements dans d’autres zones du monde.
Une réaction stratégique face à la menace tarifaire
Depuis avril 2025, l'administration Trump a lancé une enquête fondée sur la section 232 du code américain, visant à évaluer la dépendance des États-Unis à l’égard des importations pharmaceutiques. Afin de rééquilibrer la balance commerciale des médicaments, une taxe de 25 % sur certaines thérapies importées est à l’étude.
Un rapport d'Ernst & Young (EY) anticipe que si elle était généralisée, cette taxe pourrait entraîner une hausse de 51 milliards de dollars par an des coûts pharmaceutiques pour le système de santé américain, si aucune production nationale ne prend le relai. Produire localement devient donc bien plus qu’un choix logistique : c’est une condition d’accès au marché. Et bien que cette mesure ne soit encore qu’une hypothèse, son effet d’annonce a été suffisant pour accélérer les investissements sur le territoire américain.
Une vague d'investissements sans précédent
Depuis le début de l'année, les annonces se multiplient de la part de grands groupes internationaux, pour des montants d’investissement astronomiques :
Laboratoire |
Montant investi (USD) |
Objectifs principaux |
Roche |
50 milliards |
Thérapies géniques, dispositifs médicaux, IA santé |
Johnson & Johnson |
55 milliards |
Expansion industrielle d’ici 2028 |
Novartis |
23 milliards |
Extension de dix sites, dont sept nouveaux |
Eli Lilly |
27 milliards |
Construction de quatre nouvelles usines |
Regeneron / Fujifilm |
3 milliards |
Nouvelle plateforme de bioproduction |
AbbVie |
10 milliards |
Renforcement des capacités de fabrication |
AstraZeneca |
3,5 milliards |
Modernisation d’unités existantes |
Ce sont plus de 200 milliards de dollars qui ont ainsi été mobilisés en quelques mois : un basculement sans précédent vers le territoire américain.
Une mobilisation encore timide en France et en Europe
Et pendant ce temps, sur le vieux continent ? Quelques projets d’envergure limitée sont bien lancés, à l’image des investissements de Sanofi à Neuville-sur-Saône ou de BioNTech en Allemagne, mais aucun ne dépasse les 1 à 2 milliards d’euros. La dynamique reste modeste, fragmentée, sans vision industrielle partagée des états et sans ambition comparable aux USA de la part des entreprises du médicament.
Plusieurs dispositifs d’appui existent pourtant, et la France se distingue en la matière avec :
-
Le Crédit d’Impôt Recherche (CIR), l’un des plus généreux d’Europe, qui permet aux entreprises de récupérer jusqu’à 30 % de leurs dépenses de recherche et développement (R&D). Efficace sur le papier, mais perçu comme instable, complexe et trop souvent révisé ;
-
La Loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises (Loi Pacte), adoptée en 2019, qui a apporté des simplifications juridiques et fiscales utiles, mais sans effet structurant pour l’industrie de santé ;
-
Le Plan France Relance, doté de 100 milliards d’euros, dont 2 dédiés à la santé, avec des appels à projets sur la relocalisation. Peu lisible, trop éphémère, il n’a pas su déclencher d’élan massif ;
-
Le Programme Innovation Santé 2030, qui incarne l’ambition française en matière de bioproduction et de technologies médicales de rupture. Mais son déploiement reste lent, et ses effets, pour l’instant, théoriques.
Mais entre les dispositifs législatifs/administratifs et leur attractivité, un écart manifeste : les industriels pointent en effet un manque de lisibilité fiscale, des lourdeurs administratives, et surtout l’absence d’une stratégie industrielle réellement coordonnée à l’échelle de l’Union européenne (UE).
Contrairement aux États-Unis, qui activent de manière simultanée fiscalité, commande publique et leviers douaniers (à travers l’Inflation Reduction Act (IRA) notamment), l’Europe n’a pas encore trouvé son moteur pour accélérer une politique européenne de la santé.
« Là où les États-Unis ont transformé la menace tarifaire en levier d’attractivité industrielle, l’Europe peine encore à faire de ses outils fiscaux un moteur crédible d’investissement. Les projets se déplacent là où les règles sont claires, stables et stratégiquement alignées. »
Un impact direct sur l’accès au marché et l’innovation
Derrière ces arbitrages industriels, se dessinent aussi des conséquences concrètes pour la santé publique.
Car produire localement devient progressivement un critère reconnu pour accéder aux marchés remboursés (cf Accord-Cadre Leem-CEPS en France). Cette logique, d’abord géopolitique, s’installe dans les modèles d’évaluation des autorités de santé, qui considèrent de plus en plus la localisation industrielle comme une contribution stratégique à la sécurité d’approvisionnement. À terme, ne pas produire localement pourrait devenir un désavantage concurrentiel réel dans les négociations d’accès au marché.
L’Europe, en n’alignant pas ses outils industriels et réglementaires, prend ainsi le risque d’un double décrochage. D’une part, un décrochage économique : les investissements se concentrent ailleurs. D’autre part, un décrochage sanitaire : certaines innovations pourraient être lancées plus tardivement sur le continent, faute d’ancrage local ou d’attractivité suffisante.
Pour les patients européens, les conséquences sont loin d’être abstraites. Cela signifie un accès potentiellement retardé à des médicaments de pointe, des essais cliniques encore plus délocalisés hors UE, une exposition accrue à des tensions d’approvisionnement, et in fine une perte d’autonomie stratégique en matière de santé.
Et maintenant ? Quelles pistes pour un sursaut européen
Pour éviter un décrochage industriel durable, plusieurs leviers pourraient être activés à l’échelle nationale et européenne :
-
Stabiliser et diminuer la pression du cadre fiscal de l'industrie pharmaceutique
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Créer un « pacte industriel santé » européen, intégrant fiscalité, politique de relocalisation, commande publique stratégique et simplification réglementaire, à l’image de l’IRA américain ;
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Accélérer l’allocation des fonds publics, notamment ceux du plan Innovation Santé 2030, en facilitant l’accès aux appels à projets pour les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les biotechs ;
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Conditionner certains remboursements ou bonus tarifaires à une production ou une transformation locale, afin d'encourager l'ancrage industriel sans recourir à une logique protectionniste stricte ;
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Renforcer la coopération entre États membres sur les enjeux de souveraineté sanitaire, afin de mutualiser les investissements stratégiques (bioproduction, matières premières critiques, essais cliniques paneuropéens).
L’enjeu est clair : il ne s’agit pas seulement de corriger un retard, mais de poser les bases d’un modèle européen de l’innovation qui soit aussi compétitif que durable.
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